27 avril- peut on vouloir le mal ?
Une petite page de philosophie à l'occasion de la Cérémonie en mémoire de la Déportation (ce matin à Concarneau).
Il n'est pas inutile de s'interroger, ici en compagnie de la philosophe Hannah Arendt, sur la source du Mal qui a conduit aux atrocités commises lors de la dernière guerre par les nazis, et depuis lors en de nombreuses occasions, hélas, par des "exécutants" sans conscience d'actes de toute nature accomplis sans "état d'âme".
Cette approche est philosophique et non politique, dans la mesure où elle ne s'interroge pas sur le contexte social qui peut entrainer les dérives que l'on sait, elle apporte néanmoins un éclairage politique par le fait que nul ne doit accepter que l'on pense à sa place, et que la possibilité de penser et de prendre en main sa propre existence est toujours un facteur émancipateur qui s'oppose au mal de n'importe quelle oppression.
Voici une brève analyse de son livre "CONSIDERATIONS MORALES" où elle revient sur le procès d'Adolf Eichmann ( Israël 1960-1962)
Hannah Arendt pense, bien que les faits dont on l'a accusé aient été monstrueux, qu'Eichmann n’était pas un monstre ou encore un être inhumain, mais un homme ordinaire, normal. La seule caractéristique décelable dans son passé comme dans son comportement dans le procès est un fait qui semble mineur à première vue : non pas de la stupidité mais une curieuse et authentique inaptitude à penser.
Cette absence de pensée est caractérisée par l’usage constant d’un langage stéréotypé, de clichés standardisés. C’est, de plus, un employé modèle, un bureaucrate méticuleux. Au cours du procès, on voit qu’Eichmann fonctionne aussi bien dans son rôle de criminel de guerre que dans celui de fonctionnaire du régime nazi. Il n’a aucun mal à s’adapter à un nouveau système de valeurs, à des règles totalement différentes. Ainsi, ce qu’il considérait comme un devoir est maintenant un crime de la pire espèce : peu importe pour lui, le langage a évolué, rien de plus.
Son utilisation de clichés, de phrases toutes faites, lui permet de se protéger de la réalité. Elle lui permet surtout de passer outre ces exigences de pensée que certains événements rendent obligatoires. Eichmann, comme beaucoup d'autres nazis, est un homme ordinaire, élément d’un système dans lequel un État tout puissant génère une bureaucratie source de déshumanisation. L’individu est alors ravalé à l’état de moyen au service d’une fin supérieure.
L’inaptitude à penser est la conséquence d'un désastreux manque de conscience. En effet, l’incapacité de penser empêche le rapport à soi-même, la capacité à s'observer, à prendre du recul, à être en dualité par rapport à soi (la conscience étant toujours un écart entre soi et soi).
Le mode d’organisation de certaines sociétés favorise l’annihilation de la conscience en fractionnant les vies et les tâches. La rationalité technique développe la schizophrénie sociale qui compartimente l’action. Aussi Eichmann envisage-t-il sa tâche comme purement technique. La spécialisation bureaucratique a suspendu l’usage de son entendement, de sa conscience. Dans ces conditions, l’inaptitude à penser empêche l’homme de délibérer au sujet de la loi morale.
La banalité du Mal consiste alors en « un phénomène de forfaits commis à une échelle gigantesque et impossibles à rattacher à quelque méchanceté particulière, à quelque pathologie ou conviction idéologique de l’agent, lequel se distingu[e] peut-être uniquement par une extraordinaire superficialité ». Cet enchaînement de forfaits aboutit à un Mal bien plus grand que celui que commit Gilles de Rais : le Mal devient collectif, il est l’œuvre d’une société entière. Ceci explique pourquoi il a pu prendre les dimensions que l’on sait au vingtième siècle.
Toutefois, Hannah Arendt n’excuse nullement un criminel comme Eichmann. Elle lui reproche d’avoir tout simplement arrêté de penser face à des événements d’une telle gravité. Ce refus de penser est un crime, c’est même le crime qui est à l’origine de ce que nous appelons « crime contre l’humanité ». Car tandis que nous nous arrêtons de penser, certains pensent à notre place.
Le danger réside dans notre volonté de croire que les criminels seraient malfaisants de manière innée. Certes, l’hypothèse est rassurante : nous qui sommes exempts de cette méchanceté innée, nous nous croyons a priori incapables de faire le Mal. Mais nous pourrions tous devenir criminels si nous acceptions une société qui génère cette inaptitude à penser. Cette assertion est gênante mais nécessaire. Ne pas l'accepter serait déresponsabiliser l’homme de ce qui fait son "humanité" : la conscience.