25 juillet - entretien avec I.Stengers
Extrait d'un entretien avec la philosophe Isabelle Stengers paru dans “Siné Hebdo” du mercredi 17 juin 2009
SH : Qu'est-ce qui motive votre farouche condamnation du capitalisme dans votre dernier ouvrage?
IS : La crise que nous connaissons actuellement n'est rien comparée aux évènements irréversibles qui arriveront d'ici peu : réchauffement climatique, pollutions multiples et grandissantes, épuisement des nappes phréatiques, etc. Le capitalisme est incapable d'apporter des solutions, seulement de transformer les problèmes en instruments de profits. Et les organisations étatiques ont renoncé à tous les moyens de l'en empêcher.
Si nous continuons l'Histoire telle que ses protagonistes dominants la définissent aujourd'hui, nous allons droit à la barbarie. Toute l'histoire des luttes, d'espoir, de résistance, l'idée même qu'un autre monde est possible, risque de faire ricaner les fameuses générations à venir dont on parle tant. Ce sera le malheur aux pauvres, sans plus d'hypocrisie ou de mensonge. Le jour où cette barbarie sera vraiment installée, on ne s'en rendra même pas compte. Quand Pasqua, il y a une quinzaine d'années, avait annoncé le renvoi des immigrés par charters, ça avait ait hurler. Aujourd'hui on n'entend plus personne sur le sujet. La barbarie, c'est lorsque ce qui était intolérable devient toléré puis normal.
SH : Les concepts de « croissance verte » et de « décroissance » sont très en vogue en ce moment. Paraissent-ils pertinents?
IS : Il est dans la nature du capitalisme d'exploiter toutes les opportunités, et la croissance verte en est une! Il y a fort à parier que ses conséquences seront nettement moins vertes... J'aime bien les objecteurs de croissance, mais la décroissance est une théorie triste. L'impératif de décroissance est mal défendu contre une barbarie moralisatrice techno-policière. Entre cela et la barbarie capitaliste, je demande à ne pas choisir.
Comme l'a dit Deleuze : « La gauche, si elle doit être différente de nature de la droite, c'est parce qu'elle a besoin que les gens pensent. » Et cela veut dire savoir que la pensée n'est pas réservée à une élite, qu'il y a pensée, et joie, lorsqu'un collectif réussit à poser ses propres problèmes et à se connecter à d'autres. Il nous faut une culture de ces réussites, des transmissions de recettes, une construction d'expériences. Faire perdre prise aux « responsables » qui nous demandent de faire confiance.
SH : Malgré l'urgence, les intellectuels comme les politiques semblent éprouver des difficultés à sortir de leur inertie...
IS : Beaucoup d'anticapitalistes, moi la première, ont une petite voix qui leur dit que ça finira bien par s'arranger. La volonté de changer les choses est réelle, mais on trouve toujours plus urgent : les emplois, les patrons gangsters... Comment lutter pour l'emploi et refuser l'impératif « relancer la croissance »? Il ne faut pas avoir peur d'être accusé incohérence, d'irresponsabilité. Il faut refuser de hiérarchiser les problèmes. Ce n'est pas facile et cela demande de faire confiance aux gens, à leur capacité de penser, d'échapper aux alternatives qui réduisent à l'impuissance.
Malheureusement, il y a des « responsables » un eu partout qui pensent qu'ils « savent », mais que ceux dont ils sont responsables ont besoin de croire à des solutions simples. S'ils ont raison, on est foutus. Moi, je mise sur le fait que nous ne savons pas de quoi les gens sont capables, parce que ce que nous connaissons est le résultat d'une « gouvernance » qui les a systématiquement dépouillés des moyens de penser ensemble et de faire une différence collective qui compte. Notre démocratie est un art de gouverner un troupeau, et les bergers ont pour impératif d'éviter la panique.
SH : Que faut-il faire?
IS : Reconnaître qu'il faut inventer, c'est déjà fabriquer une nouvelle esthétique. (…) Nous avons besoin d'interventions qui donnent le sens du possible. Cela vient de mots, de chants, de manières de rire, pas de la tristesse ni de la lamentation. Cette culture de l'insoumission méchante et joyeuse fait défaut.
Aujourd'hui, pendant les manifestations, on n'occupe pas les rues sur un mode qui donne l'appétit d'un monde différent. Je n'ai rien contre lancer des pavés, mais c'est une action individualiste. Nos mœurs politiques sont tristes : si l'expérience militante relève du sacrificiel, si la politique n'est pas source de vie, il y a une limite à laquelle on se heurtera et on le paiera chèrement.
Lire : Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, Éditions La Découverte, 2009
SH : Qu'est-ce qui motive votre farouche condamnation du capitalisme dans votre dernier ouvrage?
IS : La crise que nous connaissons actuellement n'est rien comparée aux évènements irréversibles qui arriveront d'ici peu : réchauffement climatique, pollutions multiples et grandissantes, épuisement des nappes phréatiques, etc. Le capitalisme est incapable d'apporter des solutions, seulement de transformer les problèmes en instruments de profits. Et les organisations étatiques ont renoncé à tous les moyens de l'en empêcher.
Si nous continuons l'Histoire telle que ses protagonistes dominants la définissent aujourd'hui, nous allons droit à la barbarie. Toute l'histoire des luttes, d'espoir, de résistance, l'idée même qu'un autre monde est possible, risque de faire ricaner les fameuses générations à venir dont on parle tant. Ce sera le malheur aux pauvres, sans plus d'hypocrisie ou de mensonge. Le jour où cette barbarie sera vraiment installée, on ne s'en rendra même pas compte. Quand Pasqua, il y a une quinzaine d'années, avait annoncé le renvoi des immigrés par charters, ça avait ait hurler. Aujourd'hui on n'entend plus personne sur le sujet. La barbarie, c'est lorsque ce qui était intolérable devient toléré puis normal.
SH : Les concepts de « croissance verte » et de « décroissance » sont très en vogue en ce moment. Paraissent-ils pertinents?
IS : Il est dans la nature du capitalisme d'exploiter toutes les opportunités, et la croissance verte en est une! Il y a fort à parier que ses conséquences seront nettement moins vertes... J'aime bien les objecteurs de croissance, mais la décroissance est une théorie triste. L'impératif de décroissance est mal défendu contre une barbarie moralisatrice techno-policière. Entre cela et la barbarie capitaliste, je demande à ne pas choisir.
Comme l'a dit Deleuze : « La gauche, si elle doit être différente de nature de la droite, c'est parce qu'elle a besoin que les gens pensent. » Et cela veut dire savoir que la pensée n'est pas réservée à une élite, qu'il y a pensée, et joie, lorsqu'un collectif réussit à poser ses propres problèmes et à se connecter à d'autres. Il nous faut une culture de ces réussites, des transmissions de recettes, une construction d'expériences. Faire perdre prise aux « responsables » qui nous demandent de faire confiance.
SH : Malgré l'urgence, les intellectuels comme les politiques semblent éprouver des difficultés à sortir de leur inertie...
IS : Beaucoup d'anticapitalistes, moi la première, ont une petite voix qui leur dit que ça finira bien par s'arranger. La volonté de changer les choses est réelle, mais on trouve toujours plus urgent : les emplois, les patrons gangsters... Comment lutter pour l'emploi et refuser l'impératif « relancer la croissance »? Il ne faut pas avoir peur d'être accusé incohérence, d'irresponsabilité. Il faut refuser de hiérarchiser les problèmes. Ce n'est pas facile et cela demande de faire confiance aux gens, à leur capacité de penser, d'échapper aux alternatives qui réduisent à l'impuissance.
Malheureusement, il y a des « responsables » un eu partout qui pensent qu'ils « savent », mais que ceux dont ils sont responsables ont besoin de croire à des solutions simples. S'ils ont raison, on est foutus. Moi, je mise sur le fait que nous ne savons pas de quoi les gens sont capables, parce que ce que nous connaissons est le résultat d'une « gouvernance » qui les a systématiquement dépouillés des moyens de penser ensemble et de faire une différence collective qui compte. Notre démocratie est un art de gouverner un troupeau, et les bergers ont pour impératif d'éviter la panique.
SH : Que faut-il faire?
IS : Reconnaître qu'il faut inventer, c'est déjà fabriquer une nouvelle esthétique. (…) Nous avons besoin d'interventions qui donnent le sens du possible. Cela vient de mots, de chants, de manières de rire, pas de la tristesse ni de la lamentation. Cette culture de l'insoumission méchante et joyeuse fait défaut.
Aujourd'hui, pendant les manifestations, on n'occupe pas les rues sur un mode qui donne l'appétit d'un monde différent. Je n'ai rien contre lancer des pavés, mais c'est une action individualiste. Nos mœurs politiques sont tristes : si l'expérience militante relève du sacrificiel, si la politique n'est pas source de vie, il y a une limite à laquelle on se heurtera et on le paiera chèrement.
Lire : Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, Éditions La Découverte, 2009